Vies écrites by Javier Marías

Vies écrites by Javier Marías

Auteur:Javier Marías [Marías, Javier]
La langue: fra
Format: epub
Publié: 2016-03-31T22:06:28+00:00


Madame du Deffand face aux imbéciles

La vie de Madame du Deffand fut sans doute trop longue à celle qui considérait que le plus grand malheur était de venir au monde. Il serait pourtant faux d’en conclure qu’elle passa ses presque quatre-vingt-quatre années à attendre la mort. Plus d’une fois elle posa clairement le problème : « Vivre sans aimer la vie ne fait pas désirer sa fin, et même ne diminue guère la crainte de la perdre. » Elle ne fut jamais désespérée, comme sa sœur-ennemie Julie de Lespinasse, et ne dut pas souffrir de profondes blessures. Elle s’ennuyait, tout simplement.

Il est vrai que le terme français ennui ne recouvre pas exactement l’espagnol aburrimiento, mais il s’en approche fort, et même l’inclut. Madame du Deffand s’ennuyait et luttait contre l’ennui, ce qui l’ennuyait davantage. Elle ne s’en laissait pas vaincre pour autant, et c’est à l’un de ces expédients utilisés dans cet ennuyeux et acharné combat que l’on doit sa place dans l’histoire de la littérature : c’était une épistolière infatigable, et l’une des meilleures. Sa correspondance, notamment avec Voltaire, est considérable, mais celle qu’elle entretint avec le dandy, politicien et littérateur anglais Horace Walpole compte à elle seule huit cent quarante missives nées sous sa plume, peut-être davantage, c’est du moins ce qui nous en est parvenu. Il est plus étonnant encore que toutes ces lettres ne soient pas vraiment nées sous sa plume, mais qu’elle les ait dictées, car Madame du Deffand était déjà aveugle lorsqu’elle connut Walpole. Ainsi ne vit-elle jamais l’objet de son presque unique amour (bien qu’épistolaire), un homme d’âge moyen mais de vingt et un ans son cadet puisqu’elle avait soixante-neuf ans lorsque commença l’échange de lettres de part et d’autre de la Manche. L’aurait-elle vu, son enthousiasme et son impatience à attendre le facteur s’en seraient peut-être calmés, car si l’on en juge par les portraits que nous ont laissés Reynolds et d’autres de l’auteur du Château d’Otrante, Walpole avait des yeux globuleux, le nez long et trop écarté de la bouche et celle-ci assez tordue. Si l’on excepte sa personnalité amène, il semble que sa voix était enjôleuse, avec un soupçon d’accent anglais quand il parlait français qui rendait encore plus agréables ses banalités. Quoi qu’il en soit, la marquise du Deffand à qui l’on n’avait connu dans sa jeunesse et dans sa maturité aucune passion faible sinon de fortes dominations, devint dépendante du courrier pour sa survie ainsi que d’elle-même puisque, c’est bien connu, la lecture des lettres que l’on reçoit ne procure pas autant de plaisir que le fait d’avoir l’occasion d’y répondre.

Madame du Deffand était très incroyante depuis l’enfance. On sait qu’au couvent elle prêchait l’irréligion à ses condisciples, ce qui amena l’abbesse à faire intervenir le célèbre et pieux évêque Massillon pour qu’il la convertît. À l’issue de l’entrevue, le sauveur d’âmes dit pour tout commentaire : « Elle est charmante. » Pressé par l’abbesse, qui voulait savoir quels livres saints elle pouvait donner à lire à l’enfant, l’évêque jeta l’éponge : « Un catéchisme de cinq sous », répondit-il vaincu.



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